Le journal d'un des quinze rescapés,
raconte ce qu'ils ont vécu jour par jour
pendant plus d'une semaine,
avec les combattants
allemands
*

Dimanche 20 août

Les grondements sourds du canon laissaient prévoir qu’une bataille allait avoir lieu. En effet les blindés allemands, qui remontaient vers le nord de la France par la nationale 7, risquaient d’être arrêtés à Livron par la destruction probable de ce pont et d’être pilonnés par l’artillerie américaine, dès son installation sur les collines qui dominent la plaine. Les Allemands qui progressaient vers Loriol avaient déjà subi de lourdes pertes dans la bataille de Montélimar.

Le vacarme se rapproche, les convois interminables des véhicules allemands qui remontent la vallée du Rhône, essuient sans cesse les tirs du maquis. Les ripostes allemandes sont nombreuses et stressantes mais pendant la nuit on n’entend que le bruit des nombreux convois motorisés qui s’acheminent lentement vers Loriol.

Lundi 21 août

Le matin est calme; on voit s’éclipser quelques avions allemands qui survolent le train interminable des camions militaires et engins blindés : les rares habitants, bloqués dans leur ferme, prennent le risque de sortir dans les champs pour récupérer quelques produits de subsistance que l’on désire sauver (notamment les fruits tombés dans les vergers ou quelques légumes dans les potagers); on prend même le risque d’atteler un cheval pour ramener une charrette de fourrage afin de nourrir les animaux de la ferme.

On réalise le danger lorsque, vers 17 h des détonations surgissent de partout; les balles sifflent aux oreilles, des mitrailleuses entrent en action, comme de grosses motos qui démarrent toutes en même temps dans un vacarme assourdissant; tout le monde s'aplatit par terre en n’osant pas lever la tête pour voir d’où viennent les tirs. Les pêches et les abricots tombent sur le sol avec leurs branches, cisaillées par la mitraille. A plat ventre on ne peut ramasser que quelques fruits en rampant vers la ferme et en se relevant pendant une courte accalmie, courbé en deux pour se protéger.

Très vite on perd son sang froid, on tremble pour ceux que l’on ne voit plus, chacun cherche l’autre en oubliant le danger et en courant en tout sens à feu découvert.

Finalement on se retrouve tous à la ferme sains et saufs mais nous évitons de passer devant les fenêtres brisées et les portes criblées par les balles. Les explosions s’intensifient de plus en plus pendant toute la soirée. Au-dessus de nos têtes il semble qu’on casse de la vaisselle : ce sont les tuiles qui volent en éclats à chaque rafale de mitrailleuses.

Avant de gagner nos chambres nous mangeons à la hâte sans dire un mot; il n’y a plus d’électricité. En entrant dans sa chambre, Alice (la soeur de Léo) aperçoit, à la lumière d’une bougie, sa fillette de vingt mois étendue sur le plancher : la petite pleure et se débat; une plaie béante au front laisse ruisseler des filets de sang; sa mère affolée la prend dans ses bras en pensant que son enfant a reçu un projectile qui aurait traversé la fenêtre; Henri qui se trouve à proximité et sa soeur Françoise, infirmière, arrêtent l’hémorragie à la lumière de la bougie; la petite Paulette retrouve son lit avec un gros pansement sur la tête (la blessure n’est pas grave et laisse supposer qu’elle s’est heurté le front en tombant de son lit).


Mardi 22 août

Dès les premières lueurs du jour le vacarme des explosions recommence avec plus d’intensité que la veille.

Les détonations régulières et très rapides des mitrailleuses sont semblables à celles d’une grosse motocyclette qui démarre. Celles qui sont plus irrégulières permettent de penser qu’il s’agit de fusils ou de mitraillettes. Une détonation qui secoue l’atmosphère, suivie d’un sifflement strident et prolongé, permet d’identifier un obus de petit diamètre (75 mm) ; un obus de plus gros diamètre (120 mm) provoque sur son passage un bruit semblable à celui d’un gros fagot qu’on traînerait par terre ; par contre une bombe produit une détonation puissante et sourde qui fait trembler la terre.

Au bout d’un moment nous avons le sentiment que la plupart des obus proviennent de Cliousclat en direction de la route nationale. Nous comprenons alors que les batteries américaines ont pris position sur les collines et commencent à pilonner les convois allemands. Cette fois, la ferme ainsi que toutes celles situées entre les collines et la route nationale sont sous un déluge d’obus qui se croisent en explosant dans les champs mais aussi sur les hangars, les écuries, et les habitations agricoles.

Le principal objectif des américains et des maquisards est de détruire le pont de Livron qui permet aux troupes allemandes de franchir la rivière (la Drôme) en direction de Valence. Les combats font rage à Loriol et se poursuivront toute l’après-midi jusqu'au coucher du soleil. Les camions bourrés de munitions sont arrêtés en raison, probablement, de la destruction du pont et explosent. On a l’impression d'assister à un feu d’artifice du 14 juillet.

On aperçoit aussi des colonnes de fumées noires qui s’élèvent en tournant sur elles-mêmes et en décrivant des spirales de plus en plus larges qui se déploient en énormes de champignons. On se bouche les oreilles malgré la distance surtout lorsqu’une boule éblouissante soulève un nuage de fumée ; l’essence enflammée coule sur la route en mettant le feu à tous les véhicules qui tentent de passer.

Henri observe, du haut de la tour carrée, le spectacle de cette retraite qui se transforme en déroute et en massacre ; du haut de ce “mirador” on découvre toute la plaine : à droite c’est Loriol dont les maisons brûlent, à gauche c’est le village de Saulce qu’on devine à travers un voile de fumée, en face on peut repérer le point d’impact des obus américains par les nuages de poussière qu’ils provoquent en explosant ; à chaque lueur violette on entend toujours deux détonations, lorsqu’il s’agit d’un obus : son départ et son arrivée.

Mais voilà qu’un énorme tank allemand avance lentement. Malgré la distance, on distingue fort bien sa tourelle et son canon. Il s’arrête, sa tourelle tourne en direction de la ferme, Henri aperçoit une lueur violette et entend, une demi-seconde après, une détonation (le départ de l’obus); il se précipite vers l’escalier pour prévenir tout le monde mais manque la première marche de l’escalier, il entend alors une deuxième explosion qui fait trembler les murs, les vitres de la fenêtre volent en éclats avec des débris de bois, il glisse sur le dos jusqu’en bas dans la cour, étourdit et contusionné ; il aperçoit alors une épaisse colonne de fumée qui s’échappe du toit en tourbillonnant : l’obus est tombé sur l’étable des boeufs en explosant dans la grange, à une dizaine de mètres en face de lui.

Henri retrouve toute la famille dans le cellier qui est notre meilleur abri puisque le plafond est une grande voûte très résistante. Il n’y a aucun blessé et le bombardement continue mais les obus tombent devant ou derrière la ferme à tel point qu’on ne sait plus qui tirent : les Américains trop court ou les Allemands trop loin ?

La nuit arrive et permet de mieux localiser les innombrables incendies par les flammes qui s’échappent de partout : gerbiers, maisons, hangars, carcasses de voitures, camions, tanks et véhicules de toute sorte. Derrière la ferme, le bois a pris feu, il faut aller l’éteindre pour protéger les bâtiments. On prend le risque d’y aller avec des seaux d’eau dès que cessent les armes automatiques : l’incendie est vite éteint car il n’était qu’à ses débuts.

Mercredi 23 août

Dès la clarté du matin le canon rappelle aux dormeurs qu’ils vont recommencer à vivre un cauchemar sans dormir. Au milieu de la matinée les blindés allemands quittent la route nationale 7 pour prendre position dans la campagne afin de protéger la retraite : un tank se cache dans une vigne, d’autres se dissimulent derrière des monticules ou se camouflent sur des emplacements favorables.

Les échanges d’obus augmentant de façon inquiétante, nous décidons de nous installer tous dans le cellier, une grande pièce où se trouve le pressoir avec le strict nécessaire (tabourets, chaises-longues, couvertures, vivres, récipients remplis d’eau, pharmacie), on se blottit sur des sacs de blé en attendant la fin des tirs, malheureusement les explosions redoublent d’intensité et il faut se boucher les oreilles pour éviter d’être assourdis car les obus se croisent sans cesse au-dessus de la ferme. Finalement le calme revient peu à peu et on se hasarde à sortir pour voir les dégâts.

Une soixantaine d’obus est tombée autour de la ferme ; l’un est tombé sur le hangar, un autre a arraché un rebord du bassin dont l’eau se déverse dans le jardin.

Un voisin nous amène deux soldats allemands qui font partie du service de transmission : leur camion a brûlé et démoralisés, ils se sont constitués prisonniers. On avertit le maquis pour qu’il vienne les chercher. Des bruits de tracteurs se font entendre dans l’après-midi et on aperçoit de nombreux blindés allemands qui avancent vers nous en direction du village de Cliousclat, certains ont déjà dépassé la ferme. La situation devient très angoissante pour nous puisque nous détenons deux soldats prisonniers, mais pour eux aussi puisqu’ils peuvent être considérés comme des déserteurs. Ils se sauvent précipitamment pour se cacher, et l’un d’eux, dans son affolement, oublie son casque qu’on va vite lui porter.

En fin d’après-midi le vacarme cesse, les blindés allemands évoluent dans les champs ou retournent à la route nationale.

Une femme, envoyée par le maquis, vient chercher nos deux prisonniers qui sont revenus à la ferme. C’est ce jour-là que deux voisins (VIDAL et NOHARET) ont été emmenés dans un véhicule militaire, leur cadavre a été retrouvé près de la commune de La Coucourde.

Jeudi 24 août

Au réveil on n’entend que le bruit des véhicules allemands qui se dirigent difficilement vers Loriol entre les carcasses des engins de guerre incendiés. Quelques détonations isolées viennent rompre le silence relatif de la matinée. Deux officiers allemands arrivent jusqu’à la ferme pour acheter quelques oeufs et des vivres. C’est alors que nous apercevons de nombreux soldats se déployer en tirailleurs dans notre direction, précédés par des blindés. Les Allemands semblent vouloir occuper les fermes qui se trouvent sur leur passage pour se regrouper en îlots de résistance.

Un important détachement militaire arrive à la ferme qui est l’une des plus importantes des environs par ses bâtiments, ses pièces d'habitation, son hangar, ses cours intérieures, ses caves, ses greniers, ses étables, sa bergerie. Les Allemands vont transformer toute la ferme en un véritable centre opérationnel.

Des auto-chenilles et divers engins militaires encerclent une partie des bâtiments, des sous-officiers font enlever les outils agricoles pour y installer le matériel militaire en entrant par la grande porte cochère. Une jeep prise aux américains et une grosse motocyclette se garent devant la porte d’entrée. Le grand garage qui nous avait si bien protégés la veille est réquisitionné pour y garer le plus possible de véhicules.

Un officier (probablement supérieur en raison du respect des soldats à son égard) fait son apparition. Marguerite (une des trois soeurs de Monsieur Demas) crie à Henri : “ Attention Henri !..” lorsque l’officier entre dans la cour ; celui-ci réplique alors : “ Pourquoi attention ? ”. Henri craint le pire : il n’a pas pu s’enfuir à temps en attendant le maquis et redoute des représailles terribles sur tous les habitants de la ferme. On ne peut oublier l’ordonnance publiée dans tous les journaux :

Ordonnance allemande
du 18 octobre 1942.
Lois sur le STO
des 16 février 43 et 1er Février 44

Sanctions les plus graves:
Amendes, Emprisonnement, Peine de mort,
pour avoir aidé, ravitaillé, hébergé,
des Réfractaires au STO ou personnes recherchées.

L’officier demande à Henri ses papiers ; celui-ci lui présente une permission de convalescence qu’il a empruntée à l’infirmerie du STO et que le permissionnaire doit faire signer par le Maire de la commune, (en l'occurrence par M. Paul DEMAS, propriétaire de la ferme) : la permission a bien été signée mais elle n’a pas été datée. De surplus, deux soldats apportent à l’officier un sac à dos qui contient des affaires compromettantes (pharmacie, cartes du Vercors, boussole, affaires de toilettes etc.). L’officier ne regardera même pas dans le sac et se contentera de froisser la permission en serrant son poing, en la jetant avec mépris par terre et en l’écrasant avec son pied ; il partira rapidement sans rien dire.

Il demande alors à visiter les pièces d’habitation et réquisitionne deux chambres : l’une pour lui (qu’il n’occupera jamais), l’autre pour son radio téléphoniste (il fera installer le téléphone pour établir une liaison avec la route) et pénètre ensuite avec son aide de camp dans la chambre qu’occupe Marie-Rose (la soeur des deux Juifs qui ont pu s’enfuir). Marie-Rose est au lit avec des taches rouges de mercurochrome sur le visage pour simuler une scarlatine. L’officier demande des explications : on lui répond qu’elle a une maladie contagieuse. Celui-ci n’insistera pas et s’en ira rapidement (la supercherie a été efficace).

L’officier s’installe dans la cuisine pour tenir un conseil avec ses sous-officiers devant des cartes étalées sur la table; ils ont néanmoins l’obligeance de nous laisser la place pour déjeuner (nous ne les avons pas invités à partager notre repas, bien entendu). Nous remarquons en mangeant que des croix gammées ont été gravées avec un couteau dans la toile cirée.

Vendredi 25 août

Dans l'après-midi, de jeunes allemands prennent des libertés en fouillant les placards. Sur l’ordre de l’officier, informé par Monsieur Demas, ils n’insisteront pas. Profitant d’une accalmie, des soldats se baignent tout nu dans le grand bassin. Henri apprend que l’officier a recommandé au propriétaire de la ferme (Paul DEMAS, maire de la commune) que “ le jeune homme ” ne doit absolument pas quitter la ferme sous aucun prétexte.

Les Américains semblent avoir réalisé que la ferme était devenue un véritable poste de commandement pour organiser la retraite, de nombreux obus en effet recommencent à tomber tout autour des bâtiments. Nous apercevons l’officier sur la terrasse qui scrute l’horizon avec de grosses jumelles, puis nous le voyons affronter la mitraille et les obus sur une grosse moto pour donner probablement des instructions ; on ne le reverra plus. Les combats continuent toute la journée et plus personne ne prendra le risque de sortir.

Samedi 26 août

De nouveaux combattants arrivent dans la ferme en remplaçant ceux qui ont été regroupés en unités combattantes et qui sont partis probablement vers le nord à travers les champs et les bois en évitant la nationale 7 (devenue impraticable et trop dangereuse).

Brusquement nous apercevons dans le ciel une escadrille d’une douzaine d'avions de chasse (américains probablement) qui mitraillent le hangar avec des balles traçantes en évoluant sur les bâtiments ; on peut voir le trajet des balles sous forme de droites lumineuses qui transforment la toiture en passoire sans tuer personne (il n’y a que des outils agricoles : charrettes, tombereaux, tracteurs, faucheuses et beaucoup de ballots de paille qui ne prennent pas feu). Les avions se meuvent comme des oiseaux, remontent vers le ciel pour piquer à nouveau les uns à la suite des autres en mitraillant, cinq à six fois de suite, différents endroits de la propriété. le vacarme est assourdissant.

On amène de nombreux blessés dans la salle à manger et dans le cellier transformés en infirmerie.

Dimanche 27 août

Toujours le sifflement des balles, les pétarades des armes automatiques et surtout le vacarme des canons. On entend le départ de l’obus. On crie “ Cliou ” ou “ la route ” selon qu'il part de Cliousclat ou de la route.

Depuis l’arrivée des Américains, les obus se croisent au-dessus de la ferme. Le téléphone sonne sans arrêt : un officier prend sans cesse des notes que son aide de camp brûlera après son départ. Des soldats allemands nous demandent à nouveau des oeufs et nous leur apportons quelques poules mortes tuées par des éclats d’obus.

Les Américains mitraillent sans arrêt tout ce qui bouge dans les champs et bombardent la nationale 7 sans relâche. On finit par s’habituer à ce vacarme lorsque brusquement on entend des cris et une recrudescence de coups de feu et d’explosions : il semble qu’un détachement de soldats américains s’est approché de la ferme. Des soldats allemands sortent prudemment, avec leur fusil mitrailleur et des grenades à manche, le casque couvert de feuilles de platane.

Le combat ne durera pas longtemps, les Américains se sont probablement retirés. Henri et sa soeur Françoise se rendent dans le cellier pour soigner les blessés qu’on étend à même le sol ou sur des matelas. Tous les deux utilisent la pharmacie de famille, celle des combattants allemands mais aussi celle destinée au maquis. Nous arrivons à enlever avec beaucoup de difficultés la chaussure d’un blessé qui hurle de douleur devant un officier qui regarde, pensif, assis sur un tonneau et fumant une cigarette.

Henri et sa soeur ont tout à fait conscience que les Allemands ont reçu l’ordre de n’avoir aucune pitié pour les réfractaires du STO, les maquisards, les résistants et tous ceux qui les protègent. Peut-être que notre dévouement et notre humanité à l’égard des combattants nous ont sauvé la vie et celle de tous ceux qui protègent des hors la loi du régime nazi. Dans la salle à manger, on a apporté un soldat allemand très grièvement blessé : une balle a très probablement traversé son corps, car il a une plaie en avant de la clavicule à droite et une autre en bas du dos à gauche. Henri et sa soeur ne savent que faire, ils se contentent d’arrêter les hémorragies et de donner à boire au malheureux. Henri reste seul avec lui pour l'assister. En apercevant ses larmes, il ne pourra pas retenir les siennes, étonné de sympathiser avec un ennemi.

Lundi 28 août

Dans la nuit, plusieurs événement sont arrivés : c’est d’abord la naissance d’un veau et la disparition de la plus grande partie des combattants allemands; mais de nouveaux soldats arrivent, moins nombreux et beaucoup plus démoralisés; il y a beaucoup de Polonais, de, Tchécoslovaques, d'Autrichiens, mais très peu d'Allemands. Le nouvel officier qui les commande a l’air d’être beaucoup plus conciliant que son prédécesseur. Un soldat nous apprend qu’il est alsacien et mécanicien dans l’aviation; il boit beaucoup de cognac à la santé du veau et en offre à Henri qui, en avalant, tousse comme un malheureux si fort que tout le monde éclate de rire.

Dans la cour Henri est assis par terre contre un coffre à bois à coté d’un jeune allemand; il entend celui-ci lui dire, en bon français, les larmes aux yeux : “ Hitler nous a trahis ”.

La matinée aurait été relativement calme si des soldats, apparemment des Mongols (en raison de leurs yeux bridés), ne s’amusaient à tirer sur les carpes du bassin. Les soldats mongols incorporés dans l’armée allemande avaient la réputation de barbares qui tuent, violent et pillent. Ceux là avaient l’air doux et semblaient bien inoffensifs..

Des véhicules continuent à brûler sur la route et les Allemands profitent de l'accalmie pour creuser des tranchées autour de la ferme (apparemment pour poser des mines car ils déroulent une grande quantité de fils électriques).


Mardi 29 août

Vers midi, l’Alsacien semble vouloir sympathiser avec Henri en lui posant beaucoup de questions (le cognac semble l’avoir rendu très loquace). Il informe également ceux qui sont là, qu’il s’est marié à Paris mais habite en Allemagne. Pour lui l’Angleterre c’est le commerce, la France l’agriculture, l’Allemagne le travail, quant à l’Italie, c’est la musique. Chaque fois il fait de grands gestes ; il déclare qu’Hitler, Mussolini et Staline...... n’achève pas sa phrase... regarde autour de lui... puis se frappe fortement les fesses en éclatant de rire..... il redevient sérieux en montrant les camions qui brûlent.

En début d’après-midi, de nombreux combats font rage un peu partout. Les Allemands continuent à fortifier leurs retranchements, ils deviennent de plus en plus nerveux et on a toujours l’impression qu’ils “s’engueulent” lorsqu’ils se parlent ; ils nettoient et graissent leurs armes, par contre l’Alsacien, boit toujours, ne titube pas trop mais parle tout seul très fort et sans arrêt. Il semble avoir perdu la raison en simulant avec les doigts un revolver derrière la nuque d’un officier qui passe devant lui.

Au milieu de l’après-midi, les Américains semblent avoir décidé de s’emparer de la ferme, ils sont tout près des bâtiments et lancent des grenades qui explosent avec un bruit métallique. On entend de tous cotés les balles des mitrailleuses qui ricochent sur les murs et des explosions qui assourdissent. Tout le monde gagne le couloir du vestibule pour se réfugier dans les escaliers. On a décidé que les voix de femmes avertiraient les Américains de notre présence et nous attendons la fin des combats jusqu’à la tombée de la nuit.

Henri est seul dans la salle à manger (notre infirmerie de fortune la plus utilisée) lorsque la porte s’ouvre brusquement et un soldat allemand entre avec un fusil mitrailleur en bandouilère. Il presse l’extrémité de son arme sur l’estomac d’Henri, l’index sur la gâchette, et crie avec agressivité plusieurs fois de suite “terroriste” en regardant Henri avec un regard plein de haine puis tape sur le chargeur comme si son fusil était enrayé.

A ce moment précis, deux soldats allemands pénètrent dans la pièce, le renversent. Celui-ci tombe en arrière sur le dos, à plat sur le plancher (son fusil mitrailleur s’est détaché de son épaule et a glissé sur le parquet). Il se relève et les deux soldats qui l’ont renversé l’obligent, sous la menace de leurs fusils, à reculer et à s’adosser à côté de la fenêtre. Ils vocifèrent, lui demandent apparemment ses papiers puisque le combattant menacé les sort de sa poche. Henri en profitera pour s’enfuir, traverser la cour et se cacher derrière des ballots de paille dans l’écurie des chevaux. Au passage, il a aperçu dans la cuisine, des officiers attablés devant des cartes d'état major, et dans la cour, un combattant américain recouvert de feuilles de platane prêt à tirer mais Henri a vraisemblablement été épargné car il était en civil.

Pendant quelques secondes Henri a eu le sentiment d'avoir vu la mort de très près et que deux soldats allemands lui ont sauvé la vie (probablement involontairement), pour des raisons qu’il ne connaîtra jamais.

Comme lui-même, tous les habitants de la ferme sont sortis vivants après huit jours sous un déluge de feu et d’acier. En apercevant tous les cadavres éparpillés partout dans les champs et tout autour de la ferme, ils ont le sentiment d’être miraculés.

Dimanche 30 juin

Le lendemain matin, pour la première fois depuis une semaine, personne n’a été réveillé par les obus qui explosent habituellement dès le lever du soleil. Hormis le crépitement des incendies, le silence est impressionnant, il n’y a plus aucun allemand dans la ferme, à l’exception de quelques blessés qui n’ont pas pu être emmenés par leurs camarades (probablement parce que trop gravement atteints); ils sont étendus dans la salle à manger, nous leur donnons à boire et tout le monde se retrouve pour le petit-déjeuner.

Au milieu de la matinée, nous apercevons des soldats américains qui s’approchent prudemment de la ferme, prêts à s'aplatir par terre et à tirer au moindre coup de feu. Henri, devant l’entrée de la ferme, essaye d’expliquer en mauvais anglais à un combattant, qui se trouve devant lui, qu’il ne reste plus que les habitants de la ferme avec des femmes et des enfants, qu'ils sont français et que tous les Allemands sont partis en laissant des blessés dans une pièce transformée en d’infirmerie.

Le soldat très agressif répond “where is your hospital ?” (où se trouve votre infirmerie ?). La belle-mère et la mère de Françoise arrivent sur les lieux, nous devons passer devant ce combattant américain sous la menace de son revolver pour le conduire à la salle à manger où ne gisent que quelques soldats blessés qui gémissent. Les Américains entrent dans la pièce, sortent des couteaux et coupent, en les arrachant, tous les insignes hitlériens que portent les blessés. Ils crachent sur les insignes, les jettent sur le plancher et les écrasent avec le pied (certains blessés pleurent). Ils les prennent sans aucun ménagement et les jettent sur des brancards.

Dehors les brancards sont fixés sur le moteur des “jeeps” qui font office d’ambulances (deux brancards par véhicule). Les jeeps partent rapidement en cahotant sur les trous d’obus. Les blessés crient de douleur et devant ce spectacle tout le monde est horrifié et ne pourra jamais oublier la cruauté dont les humains sont capables sous l’empire de la haine, de la soif de vengeance, sachant qu’à la place des soldats américains (qui nous ont libérés en risquant leur vie), nous aurions peut-être été encore plus cruels.

Après le départ des américains et en attendant l’arrivée des équipes de déminage il faudra en première urgence :

* enterrer provisoirement (un mouchoir sur le visage) les cadavres qui se décomposent en rendant l’atmosphère irrespirable avec la chaleur du mois d’août.

* regarder sans cesse par terre pour ne pas sauter sur une mine.

* éviter de s’égratigner avec des ronces ou se blesser, car les moindres plaies s’infectent rapidement dans un environnement aussi pollué.

* récupérer, sur la route nationale, l’essence qui reste dans leurs bidons criblés de balles sur des camions non incendiés, abandonnés au milieu d’un cimetière indescriptible de carcasses d’engins de guerre. En effet cette essence était bien utile pour faire fonctionner les véhicules motorisés et permettre de réparer les toitures, sauver les récoltes et creuser des tranchées pour enterrer les cadavres.

Malgré l'immense bonheur de voir que l’abomination nazie était sur le point de mourir, la guerre n'était pas terminée et se poursuivait encore dans le nord-est de la France. On pensait à ceux qui continuaient à se battre et à toutes les populations civiles qui vivaient encore ce que nous venions de vivre. Nous réalisions que nous étions des privilégiés puisque tout le monde dans la ferme était en vie, sans aucun blessé.

Dans ce climat de désolation et d’horreur nous apprenons que deux bombes atomiques viennent de tomber sur le Japon (l’une sur Hiroshima et l’autre sur Nagasaki) en faisant des centaines de milliers de morts et de blessés, avec des perspectives de pathologies et de malformations très graves pendant de nombreuses générations. Quelques temps après, Françoise apprendra à son frère Henri que son meilleur ami (Georges BUDELOT) engagé dans le maquis du Commandant PIERRE a été tué en défendant le village de Beaufort sur Gervanne, à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Loriol.

Quinze rescapés
Ferme de Moiran
Récit d'un rescapé
Après les combats
Rôle des protestants
Médaille de la reconnaissance

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